Automobiles

Guy Dhotel raconte sa course

Ma première course automobile à Tonnerre avec le premier prototype BBM n’avait pas été une réussite. Je terminai 3e de la catégorie proto moins de 1300, apprenant ainsi que la veille d’une course, il faut dormir et pas faire la fête avec les copains et les copines. En gros, j’avais été nul. On ne fête pas une course avant.


Pour cette deuxième course, l’enjeu est important : Licques est en 1969 la seule course de côte du Nord Pas-de-Calais au calendrier FFSA ; elle draine tous les pilotes du Nord et les sponsors locaux éventuels pour notre proto BBM.
La voiture surprend jusqu’à l’arrivée d’"Augwiller", un prof de psychologie lillois et de sa splendide Carrera 6 sortie d’une remorque 4 roues fermée, tractée par une splendide Mercedes. Le tout remise notre proto inconnu au rang des 4CV protos, berlinettes Alpine et autres Porsche GR3 ou 4. La Voix des Sports ne se trompe pas en titrant en gros : "Augwiller grand et seul favori de la course de côte de Licques."

Essais libres le samedi.
Mon 1296cc a ses chevaux de 5 500 à 8 000 tm, il est très creux, non, vide en dessous : pour tout arranger, la boîte 4 vitesses R8 Major tire très très long : plus de 220 km/h en pointe. L’embrayage sert de boîte automatique pour combler les gouffres entre les rapports. Pas vraiment adapté à cette côte raide et très courte. Départ, 1e, 2e, 3e, freinage, droite en 2e, sortie en surrégime, 3e, freinage pour gauche serré en 2e, 3e, freinage pour épingle droite très serrée commandant la longue ligne droite montant raide vers l’arrivée ; faudrait une première longue pour cette épingle : je n’ai pas. Donc faut passer en seconde, ralentir le moins possible. 3e en surrégime.
L’arrivée, en fin de ligne droite se juge en milieu d’une courbe. On lève sérieusement le pied sous peine de sortie de route : un haut talus extérieur dissuade tout excès d’optimisme. Je dispose d’environ 110 ou 120 CV, de 3 vitesses et de 2 pneus arrière Dunlop racing aux flancs très hauts, récupérés chez Belkechout qui ne sait même plus de quand ils datent ! Moi, ça me permet un carrossage négatif important.

Notre proto est totalement inconnu : seul la sonorité agressive du 4 en 1, dessin Belkechout, retient quelques badauds. 
- Tiens, une BRM ! Une fois, dix fois, 
- Non, c’est une BBM, construite près d’Amiens, moteur Gordini, etc, etc. Les connaisseurs doutent : Y a jamais eu de BBM. Ouais, mais une BRM immatriculée dans la Somme ???

Montée d’essai le dimanche matin.
Comme prévu, les épingles passent mal, trop de tours dans la première pas assez dans la seconde, je fais patiner copieusement l’embrayage, l’arrivée en courbe oblige à couper l’élan… 2e au général, 1 sec 1/4 derrière la Porsche Carrera 6. Les badauds sont soudain plus nombreux autour de :
- Une BRM !
- Mais non BBM, t’y connais rien, c’est un proto, etc, etc.
- Seulement un 1296cc ? Avec un bruit pareil ? T’es sûr que c’est pas un BRM ?

Première montée de course.
Je m’applique au maximum, coupe les épingles bien à la corde, laisse filer en extérieur pour reprendre des tours. Lever le pied pour ne pas écraser les officiels à l’extérieur de la courbe d’arrivée. 45 4/10e. La Porsche a fait 44 3/10e. 
Pourrais jamais lui reprendre plus d’une seconde. Vois vraiment pas où. A moins que…

Entre les deux montées, c’est l’attente derrière la file des concurrents. Devant moi, la Porsche Carrera 6 superbe me nargue. Augwiller pérore devant sa cour au milieu des rires, le champagne coule dans de jolies flûtes. Il a tout prévu, mais nous ne sommes pas conviés. Ah si, un mot avec un geste de révérence, il se fout de moi, en plus !
- Mais passez devant, cher Monsieur !
Normalement, les "inters" sont devant les "nationaux" ! Enflure ! Comme ça, tu connaîtras mon chrono avant de partir. Je pourrais râler, mais je m’en fous. Je passe sans un regard pour les fêtards déjà victorieux. Pour gagner plus d’une seconde dans cette deuxième montée, faut voler ! S’appliquer au max dans les épingles, je reprendrai peut-être quelques dixièmes, mais pour gagner… Et je veux gagner.

Départ. 
Jje passe mes virages et épingles comme dans un rève : limite partout, glisse légère, je mange les bordures intérieures, dernière ligne droite, je sais que j’ai gagné quelques dixièmes mais pas assez. La ligne d’arrivée, là-haut. 7 000, 8 000 en 3e ! Je serre à droite pour la courbe gauche. Faut freiner. Faudrait. Non ! Accélérateur à fond, je balance le proto comme une R8G : Dix, vingt bornes trop vite à l’entrée, se freiner après, en travers. Ca marche ! Trop bien, les roues arrière décrochent, rasent la table de chronométrage sur l’extérieur de ma trajectoire. Top chrono. Oui, mais après ? Ben, faut éviter ces talus ! Donc mettre en tête à queue d’urgence ! Lever le pied brutalement.
Dans le pare-brise, je vois les officiels debout qui se sauvent et les assis qui se bougent, merde, le proto repart en toupie, on est autour de 140 km/h en marche arrière. Débrayé, évidemment. Le manège diabolique recommence : attendre que la voiture soit en ligne, marche avant ou arrière, peu importe : freiner à fond, relâcher dès que le proto repart en toupie. Simple, non ? En ligne, on freine, sinon on attend.
A la longue, la vitesse diminue, la voiture se fatigue avant moi et tout se finit sans une égratignure pour le proto entre deux talus d’herbe à vaches.
Je n’ai pas coupé les gaz avant la ligne chrono : là, j’ai pu gratter quelques dixièmes.

Redescente par la départementale, des spectateurs m’applaudissent : d’accord, j’ai fait du spectacle. J’aligne la BBM tout au fond tandis qu’on entend dans le haut parleur le rétrogradage puis le feulement rageur du flat six qui finit sa course. Couvert par le hurlement du speaker : "Dhotel sur sa BM vient de battre le record : 44 secondes ! "
Augwiller a fait 44 2/10e. Il ne reste pas pour la remise des prix : il est déjà rentré à Mouvaux, le prof de psy, quand nous sablons, nous, le champagne offert par la municipalité avec coupe et mon premier chèque de remise de prix. Dans La Voix du Nord et La Voix des Sports, lundi, un gros titre barre toute la page sport auto : "Dhotel et sa BBM gagnent la course de cote de Licques ! "

Puis ce sera FR3 Lille, mon premier maquillage (léger, très léger), premier interview. Et surtout, dans le mois de septembre, six commandes fermes avec acomptes pour des protos ! Pierre Bertin-Boussu et moi, on n’avait pas prévu ça. Il lâche son entreprise de transport, j’arrête mes études dentaires : c’est dit, lui sera constructeur de proto et moi pilote. Il suffit de trouver un grand local, un soudeur de haut niveau, un copain dessinateur industriel nous rejoint. C’est parti. Avec quel argent ? Aucun. Suffit de ne pas se payer, de faire trop d’heures, de rigoler de nos problèmes insolubles, de tenir les clients furieux des retards.

Mais ceci est une autre histoire : celle d’une création d’entreprise après une victoire au scratch.



Course de Côte de Licques . Licques (Pas-de-Calais) . 7 septembre 1969




Guy Dhotel